- PALÉOANTHROPOLOGIE (HISTOIRE DE LA)
- PALÉOANTHROPOLOGIE (HISTOIRE DE LA)Dès la plus haute antiquité, l’Humanité s’est penchée sur ses origines, comme en témoignent les mythologies antiques, de l’Égypte à la Grèce, ou encore le monument mégalithique de Stonehenge (Wiltshire, Angleterre) édifié il y a près de 5 000 ans: tous ont tenté de tresser, entre les dieux et les hommes ou le ciel et la terre, un fil ininterrompu. La Bible elle-même, avec la Genèse, racontera la naissance de l’homme et, à partir de Noé dressera la «généalogie des nations». Il était inévitable que l’homme, le seul organisme vivant sur terre ayant accédé à la conscience et à la liberté, s’interrogeât, après 3 millions d’années d’histoire, sur son origine, sa place dans la nature et son éventuelle raison d’être dans l’univers.Avant la découverte des premiers restes d’hommes fossiles, au début du XIXe siècle, le lent cheminement des idées sur l’origine de l’homme suivait un cours capricieux et chaotique. Évoquées avec prudence par les libres penseurs, les naturalistes, les philosophes et les érudits, les conceptions novatrices qui s’opposent à la tradition biblique, demeurent purement spéculatives. Malgré une indéniable circulation des idées, les nombreuses observations des savants et naturalistes (celles de Michel Mercati et Buffon, d’Isaac de La Peyrère et de bien d’autres), n’ont manifestement pas été reliées entre elles. D’une certaine manière, aux XVIIe et XVIIIe siècles, toutes les choses importantes semblaient avoir déjà été dites, sans avoir, pour autant, été démontrées.L’histoire de la paléoanthropologie ne débute réellement qu’au cours de la première moitié du XIXe siècle, au moment où les idées en place vont peu à peu fusionner. La découverte des premiers restes d’hommes préhistoriques, dans les années 1820, mettra rapidement en jeu trois nouvelles conceptions: celle de l’histoire de la Terre, avec la notion de l’immensité des durées; celle de la nature, avec l’avènement du transformisme s’opposant à la permanence des espèces et celle de la place de l’homme dans la nature, au voisinage immédiat des grands singes. La convergence de ces trois thèmes, qui connurent vers la fin du XIXe siècle un formidable essor, constitue la trame même de l’histoire biologique de l’homme, dès lors indépendante du «sentiment de l’existence de quelque chose qui dépasse infiniment l’homme». Ainsi, quelles que soient les préoccupations métaphysiques, l’homme est peu à peu perçu comme le produit d’une histoire.Des pierres de foudre à l’archéologie préhistoriqueLa présence de l’homme fossile ne sera longtemps pressentie que par les traces de son activité, à commencer par l’existence de ces pierres que l’on croit tombées avec la foudre – d’où leur nom de «pierres de foudre» – et qui n’étaient autres que des haches polies ou des pointes de flèches en silex. Quand bien même l’on doit à des auteurs anonymes, dès le XVIe siècle, les premières lueurs de vérité à leur sujet, à en croire Michel Mercati dans sa célèbre Metallotheca (1570, publiée en 1717), ce n’est qu’en 1723 qu’Antoine de Jussieu (1686-1758), devant l’Académie royale des sciences, identifia ces «pierres de foudre» comme des objets travaillés par analogie avec ceux des «sauvages» de l’Amérique. Cette idée fut reprise quelques années plus tard, en 1730, par Mahudel dans un mémoire lu devant l’Académie des inscriptions et belles-lettres. Mais ces hommes étaient en avance sur leur siècle, si bien que leurs conclusions, pourtant pleines de bon sens, n’ouvrirent aucune voie nouvelle. Vers la fin du XVIIIe siècle, l’Anglais John Frere présenta, devant la Société des antiquaires de Londres, des outils de pierre – de véritables bifaces du Paléolithique ancien – découverts pour la première fois dans un contexte stratigraphique. Enfouis dans des graviers, sous douze pieds de sables et d’argiles, dans une carrière localisée près de Hoxne dans le Suffolk, ces outils en silex «...associés du reste à des ossements d’un animal éteint, étaient de toute évidence des armes de guerre, fabriquées et employées par un peuple qui n’utilisait pas les métaux». Mais, à l’instar d’autres découvertes, comme celle de la caverne de Gaylenreuth en Franconie, où l’on mit au jour de nombreux ossements humains, le mémoire de Frere, publié en 1800, n’eut aucun écho jusqu’à ce que l’Anglais John Evans (1823-1908) le redécouvre quelque soixante ans plus tard. À vrai dire, au début du XIXe siècle, nul n’était à même de comprendre l’immense portée de telles découvertes.L’étude des temps «antéhistoriques» et la question de l’homme à l’état fossile marqueront un tournant dans la deuxième décennie du XIXe siècle. Ces préoccupations, qui cédaient à l’air du temps, chemineront alors parallèlement à la mode de la celtomanie, qui connaissait un engouement croissant en cette époque romantique naissante. C’est à la ténacité d’une poignée de naturalistes que l’on devra le déchiffrement d’une histoire de l’homme dont on soupçonnera peu à peu qu’elle a dû précéder la dernière grande catastrophe universelle, le déluge biblique.Les premiers hommes fossilesMalgré tout, certains de ces pionniers demeurent eux-mêmes sur la défensive, imprégnés par les idées d’une époque entièrement dominée par l’autorité de Georges Cuvier (1769-1832) qui avait, à diverses reprises, cru démontrer l’inexistence des hommes fossiles en faisant table rase des erreurs du passé. Tel fut le cas du baron Von Schlottheim, qui signala, en 1820, des os humains exhumés d’une grotte près de Köstriz en Saxe, accompagnés des vestiges d’une faune antédiluvienne parmi lesquels ceux d’un rhinocéros. Sur les instances de Cuvier, Schlottheim s’empressa de faire connaître les doutes qu’il avait lui-même sur le gisement. En 1823, l’Anglais William Buckland fit connaître à son tour, dans ses célèbres Reliquiae diluvianae , la découverte d’un squelette humain (caverne à Paviland, pays de Galles), qu’il surnomma la «dame rouge» et qui était associé à des ossements d’une faune éteinte. En dépit de ses fouilles minutieuses et de ses observations pourtant rigoureuses, Buckland se réfugie derrière les présupposés de l’époque: pour lui, l’occupation de la grotte datait de l’invasion romaine.La même année, le géologue autrichien Ami Boué (1794-1881) exhuma des lœss anciens, qui affleurent près de Lahr sur les rives du Rhin, un autre squelette humain qu’il considéra comme fossile puisqu’il était également associé à des restes d’animaux disparus. Cuvier rejeta les conclusions d’Ami Boué, estimant que les os humains pouvaient provenir d’anciens cimetières. Au vrai, l’illustre paléontologiste venait de publier son fameux Discours sur les révolutions de la surface du globe où il niait l’existence des hommes fossiles, du moins en Europe, alors même que plusieurs naturalistes du midi de la France, tels que François Benoît Vatar de Jouannet, Marcel de Serres, Jules de Christol et Tournal découvraient à leur tour, dans des remplissages de grottes, de nouveaux restes humains associés à des os d’animaux éteints. Cuvier, mort en 1832, ne connaîtra pas les fouilles mémorables du médecin et paléontologue Philippe-Charles Schmerling qui, durant plusieurs années, s’était consacré à l’exploration méthodique des grottes à ossements des environs de Liège. Le mémoire de Schmerling, très détaillé tomba rapidement dans l’oubli; son auteur venait pourtant d’établir les preuves de l’existence de l’homme fossile. En dépit de ces témoignages successifs, nul n’imaginait encore l’ancienneté de tous ces vestiges que l’on venait tour à tour d’exhumer. En réalité, comme l’affirmait Tournal, la géologie seule pouvait désormais «donner quelques notions sur l’époque de la première apparition de l’homme».L’homme antédiluvienLe rejet du catastrophisme de Cuvier et de Buckland, qui avait jusque-là entravé la reconnaissance de l’homme antédiluvien, fut essentiellement l’œuvre du géologue britannique Charles Lyell. En affirmant dans ses Principes de géologie publiés en 1833, que tous les processus géologiques et climatiques du passé étaient de même nature et de même intensité que ceux du présent, dont les effets sont visiblement lents (théorie uniformitarienne), Lyell mettait l’accent sur l’immensité des durées. Certains bouleversements du passé, tout catastrophiques qu’ils puissent paraître, n’étaient dus, selon lui, qu’à leur extrême durée. En s’opposant à toute conception catastrophiste, Lyell affranchissait l’étude des temps antéhistoriques de l’épineux problème du déluge biblique. Sa géologie uniformitarienne fournissait en même temps le cadre indispensable pour admettre l’évolution graduelle et nécessairement lente des êtres vivants. Pour autant, Lyell n’admit pas tout de suite la très haute antiquité de l’homme; il lui manquait il est vrai des preuves concluantes. L’apparition de l’homme, selon lui récente, s’agissant du moins de l’être moral, constituait peut-être l’unique «discontinuité dans la marche de la Nature». En effet, la contemporanéité de l’homme et des animaux du Quaternaire, observée jusque-là uniquement dans des remplissages de grottes, n’était pas à l’abri de toute critique dans la mesure où, comme on le supposait alors, quelque inondation avait pu «accumuler et confondre dans une même brèche osseuse les témoins de plusieurs faunes successives». Seules des observations analogues dans des terrains non remaniés auraient permis de s’assurer de l’ancienneté relative de l’homme en s’appuyant sur le principe de la superposition stratigraphique.C’est au Français Jacques Boucher de Crèvecœur de Perthes que l’on devra, dès 1842, peu après la mort de son ami Casimir Picard qui lui avait tracé la voie, les premières constatations de ce type, faites en particulier dans les sablières de Menchecourt, près d’Abbeville. C’est dans les alluvions de l’ancien lit de la Somme que l’infatigable directeur des douanes et amateur d’antiquités «celtiques» mit en évidence la succession chronologique de deux industries de pierres bien distinctes, et nettement séparées par des terrains stériles: l’une constituée de pierres polies et l’autre, de pierres taillées accompagnées d’ossements de mammouths et de rhinocéros et située à plus de 6 mètres de la surface du sol. En 1849, Boucher de Perthes publiait ses conclusions dans le premier volume des Antiquités celtiques et antédiluviennes , où il soutenait l’hypothèse de l’existence de l’homme antédiluvien. L’ouvrage n’eut pas le succès escompté d’autant que son auteur ne jouissait que d’un statut d’amateur. L’incrédulité et le scepticisme de l’opinion savante étaient par ailleurs en partie justifiés par le fait que Boucher de Perthes avait fait figurer dans ses ouvrages quantité de cailloux bizarres, qu’il supposait sculptés mais qui en réalité n’avaient aucun lien avec une quelconque activité humaine.Durant les dix années qui suivirent, Boucher de Perthes tentera en vain de convaincre le monde scientifique. Seul l’un de ses anciens adversaires, le docteur Rigollot, président de la Société des antiquaires de Picardie, se ralliera, en 1854, à sa théorie de l’existence de l’homme antédiluvien à la suite de ses propres fouilles dans les sablières de Saint-Roch et de Saint-Acheul, près d’Amiens. Bien que, trois années plus tard, Boucher de Perthes reçût le soutien d’Isidore Geoffroy Saint-Hilaire – alors directeur du Muséum national d’histoire naturelle – et d’Édouard Lartet – qui avait jadis découvert le premier singe fossile d’Europe –, ce furent paradoxalement les géologues et archéologues britanniques, Hugh Falconer, puis Joseph Prestwich et John Evans qui, après avoir examiné ses collections et visité les carrières d’Abbeville, contribuèrent à faire triompher ses idées. En juillet 1859, Lyell viendra à son tour explorer les alluvions de la Somme. Il se ralliera finalement à l’idée selon laquelle l’origine de l’homme, comme celle de toutes les autres créatures, devait se mesurer à l’échelle de la géologie et non à celle de l’histoire, rendant «probable le fait que l’homme soit suffisamment ancien pour avoir vécu en même temps, au moins, que le mammouth de Sibérie».Le hasard voulut que quelques mois plus tard, Charles Darwin publie son célèbre ouvrage De l’origine des espèces par voie de sélection naturelle ; ce texte fondateur de la théorie de la descendance par voie de sélection naturelle n’avait cependant aucun lien avec le débat précédent, l’auteur se gardant bien d’y aborder le problème de l’origine de l’homme. Du point de vue de l’évolution des connaissances dans les sciences de la préhistoire, la fin des années 1850 inaugure le début d’une nouvelle ère marquée à la fois par l’émergence des concepts évolutionnistes darwiniens, le renouvellement de l’archéologie préhistorique et par la naissance de la paléontologie humaine.La découverte de l’homme de Néandertal et de la race de Cro-MagnonC’est en 1857 que Karl Fühlrott, un jeune maître d’école, et Hermann Schaaffhausen de l’université de Bonn, annoncèrent la découverte d’un squelette humain fossile dans une grotte du ravin de Neanderthal près de Düsseldorf (Rhénanie-du-Nord-Westphalie). Le demi-siècle suivant verra ainsi, non sans mal, la reconnaissance des premiers groupes d’hominidés, au prix il est vrai d’innombrables polémiques qui rempliront les colonnes des revues scientifiques et de la grande presse.Schaaffhausen, convaincu que la discontinuité entre l’homme et le singe n’était qu’apparente du fait que les formes intermédiaires n’étaient pas connues, considérait l’homme de Néandertal comme le représentant d’une race éteinte. Ses idées, pour ainsi dire transformistes avant la lettre, furent violemment combattues par l’un de ses compatriotes, Rudolf Virchow, l’influent et brillant pathologiste de Berlin, adversaire résolu de toute pensée évolutionniste. Comme les os de l’homme de Néandertal présentaient plusieurs particularités anatomiques inhabituelles telles que la proéminence des arcades sourcilières et la forte flexion du fémur, l’individu fut considéré comme pathologique. De part et d’autre du Rhin, comme en Grande-Bretagne, l’homme de Néandertal eut ses partisans et ses détracteurs selon que l’on était évolutionniste ou anti-évolutionniste. En dépit de la découverte en Belgique, au Trou de la Naulette (province de Namur), d’une mâchoire d’allure simienne parce que dépourvue de menton et qui préfigurait selon l’éminent anatomiste français Paul Broca «le premier anneau de la chaîne qui doit s’étendre de l’homme au singe», il fallut attendre la découverte, en 1886, de deux squelettes presque complets de Néandertaliens dans la grotte de Spy, dans la province de Namur, pour ruiner définitivement l’interprétation pathologique de l’homme de Néandertal. Virchow persista malgré tout dans son attitude négative. C’est au célèbre «chasseur» de dinosaures de l’Ouest américain, Edward Cope, que l’on doit d’avoir ressuscité vers la fin du XIXe siècle le nom d’Homo neanderthalensis donné dès 1863 par William King, paléontologue anglais qui fut l’élève de Lyell.En dehors de l’homme de Néandertal, deux autres découvertes, témoignant chacune de l’existence d’un nouveau type humain fossile, vont marquer cette seconde moitié du XIXe siècle: celle, faite en 1868 aux Eyzies (France) de cinq squelettes de Cro-Magnon et, en 1891 et 1892, à Trinil, sur l’île de Java, celle des premiers vestiges osseux du fameux Pithécanthrope.Les conditions de la découverte des hommes de Cro-Magnon, telles qu’elles furent rapportées par Louis Lartet, montraient que ces squelettes, qui remontaient à la dernière époque du Paléolithique, gisaient au milieu d’une multitude de coquilles marines suggérant clairement qu’il s’agissait d’une sépulture. En raison de leurs caractéristiques anatomiques qui ne présentaient rien d’exceptionnel, la reconnaissance du type de Cro-Magnon sera assez rapidement acceptée en dépit des discussions soulevées par Gabriel de Mortillet qui, anticlérical militant, ne pouvait admettre le fait que des hommes du Paléolithique enterrent leurs morts. Du moment qu’à l’abri de Cro-Magnon, il semblait y avoir sépulture, Mortillet considérait que ces hommes appartenaient «simplement au commencement des temps actuels» c’est-à-dire au Néolithique.Les multiples découvertes ultérieures effectuées en France (Laugerie-Basse, Bruniquel, à la Madeleine), comme en Italie (grottes de Grimaldi), ont permis d’établir l’existence, en 1874, d’une nouvelle «race» dite de Cro-Magnon à côté de celle plus primitive des hommes de Néandertal. Ces derniers étaient alors qualifiés de «race de Canstadt», du nom d’un lieu-dit près de Stuttgart où l’on avait trouvé, dès 1700, un crâne réputé identique mais qui n’était probablement que celui d’un homme actuel.«Le chaînon manquant» du singe à l’hommeL’artisan des industries de pierre de l’époque de Saint-Acheul, suivant la chronologie de Mortillet, demeurait cependant inconnu en dépit de ce que laissait espérer la découverte, tant attendue, faite en 1863 par Boucher de Perthes, de la fameuse mandibule de la carrière du Moulin-Quignon, à Abbeville. Elle mit aux prises, cette année-là, les savants anglais, qui doutaient de son authenticité, et français, qui en assurèrent la défense. L’affaire de la mâchoire du Moulin-Quignon connut heureusement un dénouement rapide, non sans quelques péripéties, lorsque quelques mois après sa découverte, fut démontrée sa nature frauduleuse. Quand bien même l’auteur des premiers instruments de pierre taillée nous échappait encore, d’autres évoquaient déjà l’existence du chaînon manquant entre le singe et l’homme, le «missing link » des Britanniques, l’inéluctable conséquence des idées transformistes, qu’un Darwin lui-même, assez timoré, avait éludée en attendant des temps plus propices. Cette proximité de parenté semblait d’autant plus acceptable que l’humanité plongeait ses racines dans des époques reculées. L’hypothèse de l’existence d’un homme d’âge Tertiaire fit son chemin d’autant qu’elle parut étayée par quelques témoignages archéologiques: des ossements d’animaux d’âge Tertiaire (c’est-à-dire antérieur à 1,65 Ma) prétendument incisés par l’homme et des silex que l’on crut taillés mais qui, en réalité, étaient éclatés par le feu. Dès 1878, Gabriel de Mortillet avait donné un nom à cet être mythique: l’Anthropopithèque; de son côté, l’audacieux embryologiste allemand Ernst Haeckel, ardent prosélyte des théories darwiniennes, avait dix ans auparavant désigné cet être virtuel sous le nom de Pithecanthropus alalus , le «singe-homme muet». Contrairement aux usages, tous deux avaient ainsi nommé des créatures qui n’existaient encore que dans leur imagination.C’est pourtant ce chaînon manquant qu’un jeune médecin néerlandais, Eugène Dubois va s’entêter à trouver en s’embarquant, en 1887, pour les Indes néerlandaises à Sumatra puis à Java. Influencé par Haeckel, qui faisait clairement descendre ses hypothétiques Pithécanthropes des anthropoïdes asiatiques, et n’ignorant pas l’existence dans les Siwaliks des Indes britanniques de grands singes tertiaires que certains croyaient proches des chimpanzés, Dubois est intimement convaincu de la justesse de ses vues. Soigneusement médité et préparé, son projet, qui préfigure à bien des égards les grandes explorations à venir, contraste avec le caractère fortuit de bien des découvertes anthropologiques de son siècle.La découverte d’un crâne humain subfossile à Wajak (Java, en 1889) que l’on remettra à Dubois, va l’inciter à se rendre sur cette île. Ayant tout d’abord trouvé un fragment de mâchoire à Kedungbrubus, qu’il attribuera plus tard au Pithécanthrope, il entreprend des fouilles de grande ampleur le long de la rivière Solo à Trinil. À partir de 1891, il y recueillera successivement une molaire, puis une calotte crânienne et enfin un fémur tout à fait semblable à un fémur humain. Ne doutant pas que les trois vestiges eussent pour possesseur un même individu, doté selon lui d’un cerveau ne dépassant pas 1 000 cm3, Dubois fut rapidement persuadé qu’il détenait bien là le fameux chaînon manquant d’Haeckel, qu’il baptisa en conséquence Pithecanthropus erectus , rappelant ainsi sa posture érigée comme en témoignait son fémur. La découverte de Dubois eut un retentissement considérable en Europe bien qu’elle y fût accueillie sous le flot habituel des critiques qui se divisèrent en deux camps: l’un regardant cet être comme un homme plutôt voisin du type de Néandertal (bien qu’il fût manifestement plus ancien), et l’autre, le rapprochant de quelque forme de gibbon géant. En réalité, le Pithécanthrope de Trinil, dont la nature humaine ne fut reconnue qu’après la Seconde Guerre mondiale (on l’appela alors Homo erectus ), constituait un véritable casse-tête dans l’incapacité où l’on se trouvait de pouvoir attribuer les trois restes fossiles à un même individu voire à une même espèce.L’homme de Piltdown et la théorie des présapiensÀ cinq ans d’intervalle, en 1907 et 1912, deux autres découvertes survenues dans des couches anciennes en Europe même, vont illustrer à leur tour l’existence d’un être intermédiaire entre les singes et l’homme. La première, représentée par une mâchoire inférieure, provenait d’une sablière située près de Heidelberg, à Mauer. La trouvaille était fort ancienne à en juger par son enfouissement sous 24 mètres de sables et de lœss et par la faune qui l’accompagnait. Tandis que les uns s’efforçaient de trouver à cette mâchoire étonnamment massive et sans menton des caractères très simiesques par opposition aux dents manifestement humaines, son découvreur, Otto Schoetensack, l’attribua d’emblée à un nouveau type humain: l’Homo heidelbergensis . Elle n’apporta cependant rien de neuf puisqu’on se trouve dans l’impossibilité de la comparer aux fossiles de Java et en l’absence de tout contexte archéologique.Autrement importante fut la découverte, en 1912, du fameux crâne de l’homme de Piltdown, dans le Sussex, en Angleterre. Tandis que le crâne reconstitué à partir de cinq morceaux était «tout pareil à celui d’un bourgeois de Londres», la mâchoire, quant à elle, présentait toutes les caractéristiques de celle d’un singe en dépit de ses dents d’apparence humaine. Le retentissement de cette découverte inespérée, faite par un archéologue amateur, Charles Dawson, fut considérable: elle fit l’objet de près de 500 publications de par le monde jusqu’au moment où, en 1953, l’on découvrit que l’homme de Piltdown n’était qu’une supercherie. La découverte de ces ossements à vrai dire tombait à pic en faisant renaître l’idée, déjà en faveur à la fin du siècle dernier, que le crâne avait dû atteindre sa forme présente à une époque fort ancienne. La différenciation des «races» humaines était alors généralement tenue pour un processus lent qui avait dû nécessiter toute la durée du Quaternaire. Deux lignées semblaient ainsi s’être côtoyées, en Europe, en y évoluant parallèlement: l’une menant aux hommes de Néandertal, l’autre qualifiée de «présapiens» donnant naissance à l’homme de type moderne représenté par les Cro-Magnons. La théorie des présapiens, confortée par la découverte de nouveaux restes d’hommes fossiles (Swanscombe, en Grande-Bretagne et Fontéchevade, en France) connut, à partir des années 1950, une large diffusion, puis fut peu à peu abandonnée, lorsque fut démontré que tous les prétendus représentants des présapiens menaient en fait vers les Néandertaliens.Le berceau de l’humanité se promène: de l’Asie vers l’AfriqueSi l’homme de Piltdown fut à l’origine de conceptions erronées qui persistèrent durablement, il n’eut en revanche que peu d’influence sur les différentes hypothèses envisagées quant au «berceau» de l’humanité. L’extraordinaire modernité de son crâne ne faisait en effet que reculer dans le temps l’origine même de l’humanité. Après la Première Guerre mondiale, la majorité des chercheurs considérait encore que l’homme était d’abord apparu en Asie, en dépit de la prédiction de Darwin en faveur de l’Afrique et du fait qu’en 1924 quelque 350 individus fossiles avaient été découverts en Europe occidentale contre un seul en Asie. De nouvelles découvertes effectuées après 1924, à Java, puis celles des Sinanthropes de Chine semblaient d’ailleurs confirmer ce modèle géographique. Dans ce contexte, on comprendra mieux que l’annonce en 1925, par Raymond Dart, de la découverte en Afrique du Sud, à Taung, d’une créature une fois de plus intermédiaire entre les grands singes et l’homme, désignée sous le nom d’Australopithecus africanus, n’eut pas dans l’immédiat le succès escompté. La découverte de Dart était en quelque sorte prématurée, d’autant que le crâne de Taung appartenait à un très jeune sujet, ce qui ne simplifiait guère son interprétation. En outre, l’enfant de Taung, dont le cerveau était estimé à 520 cm3, ne pouvait rivaliser avec le haut degré de perfectionnement de l’homme de Piltdown. Il fallut attendre près d’un quart de siècle et de nouvelles découvertes d’Australopithèques en Afrique du Sud pour que ceux-ci soient classés comme des hominidés et non comme des singes. L’intérêt pour l’Afrique, si longtemps muette, dès lors ne se démentira plus. La découverte, en 1959, dans la gorge d’Olduvai, en Tanzanie, par les paléontologues Louis et Mary Leakey, du Zinjanthropus boisei , le premier Australopithèque robuste puis des premiers Homo habilis , va déclencher une gigantesque «ruée vers l’os» tout le long des grandes cassures des rifts est-africains.Les résultats seront à la mesure des moyens mis en œuvre: quelques milliers de restes d’hominidés appartenant à des formes variées et couvrant désormais une longue période de près de cinq millions d’années. Au-delà de la simple accumulation croissante des fossiles, ces recherches en Afrique orientale auront entraîné le développement de nouveaux champs d’investigation: datations absolues, paléomagnétisme, paléoécologie, paléoclimatologie, taphonomie et paléoethnologie. Dans le même temps, les problématiques de la paléoanthropologie se sont largement diversifiées avec la multiplication des découvertes sur tous les autres continents. Si la paléoanthropologie s’appuie toujours sur «de pauvres restes épargnés par le temps», ce qui faisait dire jadis à un Marcellin Boule qu’elle était «arrivée trop tard dans un monde trop vieux», il n’en reste pas moins que notre savoir sur les origines de l’humanité a fait un formidable bond en avant en dépit de toutes les discussions et controverses qui alimentent et alimenteront pour longtemps les débats.Aussi objectives que puissent être les analyses et les interprétations des documents fossiles, aucun des scénarios proposés n’échappe tout à fait aux idées préconçues ou aux paradigmes dominants. Il est assez significatif que les hominidés, face aux enjeux qu’ils représentent, aient suscité une littérature des plus abondantes où la multiplicité des noms latins ou grecs, invoqués pour toutes les créatures humaines, mythiques ou réelles, réalise comme nous l’avoue Yves Coppens, «un extraordinaire catalogue à la gloire de l’imagination».
Encyclopédie Universelle. 2012.